jeudi 9 novembre 2017

Schizoboy friend



Il y a des gens pour te rappeler comme ce que tu éprouves pour eux n’a pas d’importance.
Pas parce qu’ils s’en foutent. Pas non plus parce qu’ils te l’ont déjà dit dans les moments où ils ont eu à souffrir de vos conneries.
Dorothy a été de ceux-là.

Je me suis découvert avec Dorothy des pulsions que je n’avais pas. Des pulsions cools déjà. Et aussi des pulsions bienveillantes… limite proches de l’hystérie de conversion au sens clinique. Parce que quand tu vois quelqu’un que tu aimes dans la mouise, tu ne réfléchis pas trop. Tu fonces sans te demander si ce que tu fais est très pertinent.
Et tu ne te demandes pas non plus si ça va arranger quoi que ce soit.
Pour finir, il y a eu des  pulsions de sauvegarde personnelle. Parce qu’on s’y est mal pris, et qu’on a fini par se noyer tout seul dans les problèmes de l’autre.

Avec Dorothy j’ai fini par comprendre très récemment que je suis passé à côté de quelque chose.
Mais c’est parce que je suis parti du principe qu’on peut entendre ce qu’a vécu une personne si l'on possède suffisamment d’écoute. Mais non. Ça nous rassure, juste. C’est tout ce que ça fait.
Alors j’ai eu beau essayer d’écouter pour entendre, je suis probablement passé à côté de Dorothy.

Rétrospectivement, je ne crois même pas que Dorothy m’a demandé quoi que ce soit.
Et c’est là que vient l’inutilité dont j’ai parlé tout à l’heure si tu me suis.

Et du coup, quand j’ai foncé tête baissée, j’ai été un peu ce type à qui on raconte qu’on vient d’avoir un accident de voiture qui a tué toute la famille, et qui veut à tout prix te consoler. Alors il te propose avec la plus grande compassion si tu veux un bon sandwich pour te remettre.

Euh, Franck. Sérieusement.

Je me dis qu’elle a dû être contente de mes sandwichs parfois (note que mes sandwichs déchirent la maman…), mais je me dis que mes réactions ont été étrangement liées à moi. Et non pas à Dorothy la pauvre.
Elle ne m’a jamais rien demandé. Et c’est vrai je suis pas psy, zut quoi.
Je ne m’énerve pas, je le dis pour moi, juste.

J’ai eu beau être triste et malheureux d’avoir l’impression que Dorothy se noyait parfois, je crois que mon idée inutile de mettre un peu de fric de côté, ou de penser à ci ou ça pour au cas où… je me dis que ça n’a servi à rien. Ça m’a rassuré. Juste moi.

L’impression d’avoir été inutile. Mais on se conditionne. Alors l’impression de m’être inutilement conditionné.

Au fur et à mesure des années j’ai insidieusement modifié mon comportement, mes réflexes, mes attentions et toute mon attention pour les faire tourner malgré moi autour de Dorothy.
Et même après que je n’en puisse plus. Tu parles. Je l’ai dit, mais rien.
J’ai continué à penser mon centre de gravité autour d’elle. J’imagine que les psychopathes un peu creapy ont ce genre de réflexes lorsqu’ils observent avec des jumelles tous les soirs la même nana derrière la fenêtre de chez elles, de l’autre côté de la rue. En espérant que cette fois, dans l’intimité de leur appartement, elles auront besoin de quelque chose (n’importe quoi. Un tire-bouchon, ou une autre connerie), et qu’ils pourront débarquer en cassant la porte pour leur apporter immédiatement le susmentionné tire-bouchon devant le regard plein d’effroi de cette nana qui ne connait pas ce con.  
Je me suis préparé à des coups de main inutiles. Je ne pouvais pas faire mieux.
Des coups de main inutiles. Plein en stock.
Ça a duré des années.
Et avec ça, la volonté de m’éloigner parce qu’une part de moi n’avait pas envie de ressembler à ce psychopathe de l’autre côté de la rue.

Parce qu’on peut être dépassé par ce qu’on croit être les besoins de quelqu’un. Et que j’ai été dépassé par ce que je croyais être les besoins de Dorothy. Je n’ai probablement rien compris. Et elle a probablement fini par me demander des choses en conséquence.
On ne réagit qu’en fonction de soi, quand on ne comprend pas l’autre.
C’est inutile. Et ça abîme. Mais c’est humain.   

samedi 28 octobre 2017

La douceur de la faim

À force d’avoir peur de la relation, je ne lui ai pas assez dit qu’elle cuisinait super bien. Je lui ai dit déjà, mais elle ne le croyait pas trop.
Je flippe parce que je pense à ma vie qui est sur le point de sombrer dans le néant et je ne veux pas la faire tomber avec moi, mais c’est raté.
C’est toujours raté quand je ne veux pas faire sombrer quelqu’un avec moi.
De même que la mort ne vient jamais par les sentiers qu’on lui réserve, on ne blesse jamais les gens comme on s’y attend.

Alors je suis resté distant et j’essaie de ne pas trop lui dire que quand elle vient chez moi avec un tupperware, ce que je trouve bon ce n’est même pas qu’elle ait cuisiné. Même si elle cuisine bien et que je lui ai déjà dit. Quand vient chez moi avec un tupperware pour qu’on le mange ensemble, ce que je trouve meilleur c’est sa douceur. Je ne lui dis pas parce que je ne sais pas ce qu’on va devenir si je commence à lui dire tout ça.
Parce que je sais qu’on n’a pas une chance. Ma vie qui sombre, tout ça.
Je ne nous ai pas donné une chance. Et aujourd’hui je me demande, alors que j’ai les mains vides, ce qui a bien pu se passer pour que je devienne comme ça. Celui qui ne se laisse pas une chance.

Alors je fais tout pour m’enterrer vivant en ne m’attardant pas trop, en faisant comme si, parce que de toute façon ma vie sombre et que je ne vais pas faire sombrer quelqu’un avec moi et je me répète ça en boucle.
Et elle, quand elle vient, elle m’amène de la douceur.

Et moi inlassablement, je me répète que tout est voué à l’échec. Comme si je voulais lentement me punir d’une faute céleste, et que je me punissais très lentement. En m’enterrant un peu plus. À chaque fois en recouvrant mon corps de terre. Au lieu de me donner une mort rapide.

Tu crois que je te parle d’elle parce que j’ai faim ? Non. Rien à voir. Ce qui était bon ce n’est pas ça, je te l’ai dit, c’est la douceur.
Et je n’ai pas fait attention, trop occupé comme maintenant à m’enterrer pour une faute céleste que je ne connais même pas.
Quand je vais chez elle, elle a déjà fumé un pétard, et elle boit une bière. Elle a fait à manger aussi. Sauf quand je lui ai dit que je m’en occuperais. Mais même à ce moment-là elle a fait quelque chose.
Et quand j’arrive on boit une bière.
Mais ça, c’était avant, comme la pub pour les lunettes. Sauf que moi clairement je n'y vois pas plus clair aujourd'hui.
Aujourd’hui je ne lui ai rien laissé et quand je te parle de douceur dont je me souviens, elle doit se souvenir de l’amertume que j’ai laissée sur le pas de sa porte.

J’aurais dû être plus doux moi aussi quand j’allais chez elle. J’aurais dû lui cuisiner des trucs à manger.
Pour qu’elle voit que moi aussi j’ai déjà pensé à elle quand on ne se voyait pas.

Et maintenant que je n’ai plus rien je me souviens de la douceur et je me rappelle lui avoir dit, un peu. Et ça me fait du bien.
Et ça me rend triste. Parce que cette douceur je sais que je ne l’aurais plus. Et parce qu’aujourd’hui si je devais avoir quelque chose, ça serait tout juste du mépris.
Et sa tristesse, parce que je lui ai fait du mal.

C’est tout ce que j’ai pu lui donner moi, alors qu’elle faisait à manger pour me l’amener dans un tupperware le soir où on se verrait.

Je suis celui qui casse tout.
J’ai plein de souvenirs très doux d’elle. Et elle, je ne lui ai rien laissé. La honte, l’humiliation, l’amertume.
Je suis celui qui casse tout.  

J’aurais dû lui cuisiner des trucs à manger, pour quand je serais allé chez elle. Pour qu’elle sache que moi aussi je pense à elle quand on ne se voit pas.
Mais non, j’étais trop occupé à m’éloigner de tout… m’enterrer tout seul. À cause d’une faute céleste que j’ai dû commettre avant ma naissance et que putain je me souviens même pas.


lundi 23 octobre 2017

Le fou un peu plus



Je ne suis pas comme ça au départ. C’est après que c’est venu. Mais Franck ne se rappelle plus quand. Petit à petit il croit. Je suis du même avis. C’est venu à force d’écorchures. Les choses ont de moins en moins d’importance.
On lui a appris. Ça ne part pas de nulle part.

Je le revois petit et je l’imagine encore apprendre lentement alors que ce n’est qu’un enfant, apprendre qu’à l’extérieur de son corps l’environnement n’est pas favorable. Il vaut mieux rester dans un endroit où il ne peut rien lui arriver.
L’extérieur le bouscule beaucoup. Il s’en souvient aussi si je lui en parle mais je ne le ferais pas parce que c’est arrivé que ça lui donne envie de pleurer un peu. Et Franck est mon ami, alors je ne vais pas lui faire ça.
J’ai d’ailleurs parfois l’impression d’être davantage son père que son ami. Ça me met un peu mal à l’aise.
Je le revois quand il était petit. Je vois bien quand ça a commencer. Le corps s’adapte et l’esprit est une grosse boule de pâte à modeler. On lui dit que « Zut ! rho… » que « mais… Non !!!... » et aussi des « … Bon. Laisse ». Et je ne comprends pas toujours la violence des mots.
Mais parfois on le sort de sa bulle pour lui parler calmement.
On lui dit alors que ce n’est plus possible. Et qu’à partir de maintenant les choses vont changer.
Franck a entendu ces mots pour beaucoup de raisons. Dans sons éducation depuis qu’il est enfant tout à toujours foiré.
Il m’a dit un jour qu’il savait très bien que les parents se disputaient souvent à cause de lui. Ce qui l’a étonné c’est quand en lisant un bout du journal intime de sa mère, il a compris qu’il ne s’était pas trompé.

Un enfant ressent ces choses. Un enfant sait quand il aurait mieux valu qu’il ne vienne pas. Et un enfant sait quand il est préférable qu’il disparaisse. Mais il est trop petit pour être responsable de quoi que ce soit. Alors il obéit à sa mère et il joue.  

Le monde extérieur est très violent alors Franck apprend à ne pas l’écouter. Et son éducation commence à lui passer au dessus de la tête. Les mots et les réprimandes nombreuses le caressent au loin alors qu'il est lové dans sa tête dans la chaleur de ses histoires de monstres qu’il invente. Il entends les reproches. Tous. Il les a tous entendu. Les enfants ne sont pas sourds.
Si les enfants n’obéissent pas, ça ne sert à rien de parler plus fort.
Si un enfant ne suit pas les consignes ne penses pas qu’il est stupide.

Un jour un enfant ne t’écoute plus.  
Petit à petit un jour un enfant apprend à se déconnecter.
Un jour un enfant arrête d’écouter la violence du monde extérieur. Et tout fini par se ressembler. Et un jour toutes les violences finissent par être les mêmes.

Un jour un enfant finit par écouter uniquement ce qui se passe dedans. Et un jour un enfant arrête de raconter à l’extérieur ce qui se passe en lui. Parce que les gens sont déjà occupés à se disputer.
Et dehors c’est déjà suffisamment violent.

Parfois il a envie de pleurer. Mais je ne le fais pas. Parce que ça me mettrais mal à l’aise.
C’est flippant de voir un adulte pleurnicher comme un enfant de cinq ans.

jeudi 19 octobre 2017

Seul sur l'océan

Aussi perdu que je sois, et aussi perdu que l'on soit...

Quiconque.

Je crois que c'est d'une façon ou d'une autre de ma mère que je tiens ce principe.

Si une personne te semble perdue, qu'il vient un moment où tu juges, avec toute l'importance que comporte ce mot... que tu juge que cette personne s'est trompée de route, alors tu l'aides.
Rien ne sert de l'éloigner davantage de la rive de la juger ou de la condamnater.
Au contraire, tu l'aides à rejoindre ta rive. 

Si une personne ne te semble pas perdue, tu ne la prend pas par la main pour rejoindre le bord ou un endroit quelconque où tu te trouves toi. Tu la laisses tranquille.
Tu n'as aucune raison de l'aider.

Quelqu'un dont on juge qu'il se noie, on l'aide. Si une personne ne se noie pas, on la laisse nager.
Jamais on ne fait rien quand quelqu'un se noie.

lundi 16 octobre 2017

Le pervers narcissique



Du mensonge à la manipulation il n’y a qu’un pas.

J’ai honte et ma honte m’empêche de réfléchir à ce que j’ai fait.
Difficile de remettre les choses dans leur contexte. Alors ne reste qu’une gravité sourde sans pourquoi ni comment j’ai pu en arriver là. Quelque chose de grave.

Dans les faits, baiser sans capotes, ça arrive.
Bien sûr ce n’est pas bien, oui, mais ça arrive.
Mais quand on ment pour baiser sans capote… Pourquoi tu as fait ça, Franck ?

Tu ne trouvais pas ça si grave. Parfois ça ne l’est pas vraiment. Parfois on s’en fout. Mais dans ces moments là le consentement permet de tout supporter.
On se drogue à l’excès parfois.
Parfois on adopte un comportement dangereux. Mais toujours, lorsque l’expérience est bien vécue, c’est qu’elle est couronnée par le consentement. On le fait parce qu’on veut le faire.

Franck, c’est ce que tu as volé. Tu les as volés. Ces plaisirs, tu les as volés. Leur consentement, tu les as volés.
Leur confiance tu l’as volée. Tu as menti.  

On ne naît pas voleur. Mais est-ce que tu as envie de chercher les raisons qui t’ont poussé à mentir ? Pourquoi tu as rendu le sexe si sale, Franck ?
Je ne sais pas si ça serait très utile. Sous couvert de se comprendre, on a vite fait de s’excuser.

Mon petit, mon cher petit, tu as oublié que sans amour on n’est rien ?
Alors pourquoi tu brûles tout autour l’amour qu’on te porte ?
Pourquoi tu as peur mon  petit ?
Pourquoi ceux qui t’aiment finissent-ils par payer ta peur de l’existence ?
Ce ne sont pas tes ennemies, Franck, mon enfant.

Tu n’as d’ennemie que toi-même. Et tu le caches aux autres. Et tu leur mens pour qu’ils t’aiment.
Et tu leur enfonces un couteau dans le ventre parce qu’ils étaient de ton côté, et que ça les a rendu plus facile manipuler.
Tu n’es pas obligé, Franck mon enfant. Tu n’es pas obligé d’avoir si peur.
Tu n’es pas obligé de faire ce qui de fait honte. Et tu n’es pas obligé de le cacher.

Tu sèmes la douleur mon petit Franck. Tu as peur de la vie et tu sembles bien décidé malgré toi à faire couler tout monde avec toi.

Je ne connais personne qui t’ai vraiment connu, que tu aies aimé, qui pourra dire un mot gentil sur toi devant ta tombe.

Je ne sais même pas comment on sort de là.
Je me déteste Franck.

samedi 14 octobre 2017

L'opprobre

C'est drôle.
Il y a des gens, tu as l'impression d'avoir passé ton temps à leur dire que non, il ne faut pas qu'ils pensent ça d'eux-mêmes. Qu'ils ont plein de qualités et que leurs fautes sont humaines, qu'ils sont humains...
Et puis...

... Et puis le jour où ils ont récupéré assez d'énergie, ils te regardent.
Puis leur visage commencent imperceptiblement à afficher une expression de dégoût. Puis de leur bouche, sort: "... ah mais en fait c'est pas moi, c'est toi la sale merde...".

Je suis ce type qui a commis des fautes non humaines.
Le pire que tout.
Le rien.

vendredi 2 juin 2017

Et le bruit des voitures

Je me réveille et j’ai envie de pleurer.
Ce n’est pas la dépression. Ce n’est pas une rupture. Ce n’est pas un décès non plus. J’ai un nœud dans le ventre comme ça arrive parfois, le matin, au réveil, parce que j’ai fait un rêve qui m’a fait me souvenir de choses de mon adolescence ou de mon enfance parfois.
Encore une chose que je n’ai pas réalisée avant ce rêve. Encore une chose dont je n’avais pas tout à fait conscience.
Mon père a fait tout ce qu’il a fait par amour. Il ne fait aucun doute non plus, et ça aussi je l’ai réalisé trop tard, que tout ce qu’il a fait, il l’a fait parce qu’on était trop différent pour qu’il sache ce que j’étais.

J’ai eu un bac médiocre, le seul que je pouvais avoir, avec la menace de le rater, et la menace de voir mon père « ne pas me lâcher pour que la deuxième fois je l’aie ». Ça n’a l’air de rien comme ça mais au regard de la relation pour le moins conflictuelle que nous avons toujours eue, cette menace a été l'une des pires de mon existence encore à ce jour.
Je lui dois beaucoup. Beaucoup de mes angoisses. Beaucoup de mes complexes. Beaucoup de ma certitude de ne rien être, de ne rien valoir et cette certitude que je suis dans l’incapacité quasi biologique d’arriver à quoi que ce soit.
Je pense que la vie est comme ça pour tout le monde. Et j’étouffe ce sentiment d’acharnement dans son sommeil, lorsqu’il s’assoupit à côté de moi tous les soirs, étant enfant, pour ne pas risquer d’avoir l’air d’une petite nature. L’indécence que cela aurait été de dire que je n’y arrive pas. La honte aux yeux de ma fratrie. Passer pour un enfant à la nature ridiculement délicate. 

Le courage m’a manqué très vite. Pour à peu près tout. La honte systématique. N’être rien. Ne rien valoir. N’arriver à rien, jamais. C’est écrit.
Si j’avais su que tout cela n’était pas normal, je me serais peut-être foutu en l’air une bonne fois pour toutes. C’est mon ignorance de ma situation qui m’a en quelque sorte sauvé la vie.  

À l'âge de vingt-quatre ans, autour de la table de la salle à manger, on est tous en famille, sauf mon père, qui travaille. J’ai plus ou moins insidieusement pris de la distance avec ma famille, depuis quelques années. Sans le dire, sans que ça se sache, pour faire passer ça pour quelque chose de normal. Toujours ça. Ne pas avoir envie de passer pour une petite nature délicate.
Au point que mon père, qui n'exprime ostensiblement de l'intérêt pour nous qu'avec parcimonie, comme le font ces gens qui ne perdent jamais le contrôle, m'a tenu un jour un discours sur l’importance de la famille, au téléphone. Sur elle, sur le fait qu’elle ne me trahirait jamais, qu’une famille on en a qu’une. Il n'a pas évoqué les deux trois coups de fil à l'année que je leur donne, il n’a pas évoqué cette habitude ont tous pris de ne plus poser de questions à mon sujet qui n'auraient pas de réponses. Il n’a pas parlé de cette habitude qu'ils ont tous prise de s'enquérir de moi auprès ma soeur qui, elle, seule, me voyait fréquemment. 

L'étrange discours de mon père sur la famille m'a fait dire qu'il était peut-être temps pour moi de faire un effort. Je me suis dit que peut-être j’étais parti assez longtemps, que peut-être j’étais reconstruit. Alors j’ai rejoué au jeu de la famille.
Plus pour lui et l'effort qu'a dû lui couter cette conversation que pour moi, il me semble.  

À vingt-quatre ans, je suis à ce repas de famille donc, sans mon père qui travaille.
Je les gratifie de ma présence qui est une chose rare. Alors pour l'occasion forcément on évoque les souvenirs de famille, les anecdotes, les petites histoires, même pas très drôles, parce que c’est du passé et qu’on est grand maintenant alors on peut voir toutes ces petites misères avec un regard bienveillant.
Et forcément viennent sur le tapis le caractère difficile de mon père et l'oppression quotidienne (charmante, à postériori. Il a son caractère après tout) que c’était de vivre avec lui. Et vient à cet instant une réflexion que je n’ai pas assimilée tout de suite. Je crois que c’est ma sœur des années plus tard qui me l’a rappelé.

Parce que moi quand on parle de mon père, je ne repense pas tout de suite à ma petite enfance et à ces quelques anecdotes que l’on ma raconté sur lui et moi. Je ne repense pas tout de suite à de courts extraits que j’ai lus du journal intime de ma mère, où elle évoque avec exaspération ce père déjà en prise avec ce tout petit garçon.
Non. Je repense à mon adolescence et au départ de l’ainé pour la fac, puis l’armée, puis sa vie. Puis le départ du cadet deux ans plus tard au même moment que celui de ma sœur pour l’internat.
Je repense à cet étau qui se resserre lentement à mesure que le centre de gravité de la famille est sur moi. Et toute l’attention de mon père qui est allée avec. 
Quand à 24 ans, à table, je les entends parler de ce père, avec la bienveillance de ceux qui ont fait la paix avec son tempérament difficile, je me souviens que c’est à cela que je repense. À cet étau qui s’est refermé sans que personne fasse rien. À eux tous qui ont laissé ici ce petit garçon peureux tout seul avec lui.

Un jour des années après, alors que j'évoque cette cohabitation qui n'a pas été très heureuse (malgré les efforts de ma mère pour se mettre entre nous), ma soeur, dans la voiture à l'arrêt, me dit, laconiquement : « Ah mais évidemment… avec toi c’était pire ».
Elle dit qu’ils le savent tous... qu’on a en même parlé, tu te souviens quand F. (mon aîné) l’a dit à table ? 
Je ne comprends pas alors elle me raconte ce que j'avais oublié de ce repas, à 24 ans, pendant que je pensais à un étau.
« Quand on parlait de papa, qu’on a parlé du fait que ce n’était pas facile de vivre avec lui, F. a dit un moment ‘…mais le plus dure c’était pour Franck…’ et tout le monde à acquiescer. Tout le monde a dit ‘…c’est clair…’. Tu ne te souviens pas ? ».
Non. Je ne m’en souvenais pas. Le plus étonnant c’est que j’ai gardé le souvenir de cet instant où l'on a évoqué le caractère de mon père. Je me souviens de ne rien avoir dit, et je me souviens au loin avoir entendu quelque chose et j'entends tout le monde acquiescer en chœur. Je me souviens de ne pas avoir su de quoi il s'agissait.

C’est donc dans la voiture de ma soeur, bien des années après, et après une tentative de refoulement de mon cerveau, semble-t-il, que j’ai pris conscience, en dernier, que ma situation n’avait pas été normale. 

Mon identité de lutte contre. Lutte contre cet homme. Cette révolte permanente éteinte à peine née, que j’étouffais tous les soirs, lorsqu’elles s’assoupissaient à mes côtés, en pleine nuit, pendant que je ne dors pas. Lutte contre cette impression de ne rien être, lutte contre cette impression que je n’arriverais jamais, parce que je ne suis rien. Je ne vaux rien. Cette lutte et cette sensation que c' est normal dans une vie, cette sensation que si je ne m'accommode pas de tout cela c'est que je vaux moins, là encore, que quiconque. Incapable, va.
Tout cela n’est pas normal. 
Et je songe à ces 24 ans où au cours d'un repas de famille, on a essayé de me le dire, mais où mon cerveau n'a pas entendu, après une ultime tentative de refoulement.
... Que ma vie en cohabitation avec mon père a été une lente et très efficace entreprise de destruction.

Il me revient parfois en tête cette réflexion de mon père après une énième guerre et une énième défaite de moi. Il vient me voir dans ma chambre et m’explique qu’il ne me lâchera pas. Qu’il sera aussi dur qu’il le faut, que c’est pour mon bien, parce que, dit-il : « … on ne forge pas des pioches avec des caresses. »
Je me souviens, après qu'il ait refermé la porte derrière lui en partant, être resté là. À mon bureau. Imaginant la galerie d'une mine éclairée à la bougie. Et une pioche abîmée à force de coups, posée à terre. Je me suis vu.  

Quand je vois des films dans lesquels des enfants malheureux s’enferment dans leur placard pour y dessiner des monstres en secret, je me dis que j’aurais aimé faire ça. Quand je lis ces histoires d’enfants qui étouffent et qui ne peuvent pas hurler, je repense à mon enfance. Quand je vois ces enfants en finir avec la vie, je me dis que je n’aurais pas pu le faire. On ne peut pas se suicider lorsque l’on n’a pas la sensation d’exister en tant que personne.