vendredi 2 juin 2017

Et le bruit des voitures

Je me réveille et j’ai envie de pleurer.
Ce n’est pas la dépression. Ce n’est pas une rupture. Ce n’est pas un décès non plus. J’ai un nœud dans le ventre comme ça arrive parfois, le matin, au réveil, parce que j’ai fait un rêve qui m’a fait me souvenir de choses de mon adolescence ou de mon enfance parfois.
Encore une chose que je n’ai pas réalisée avant ce rêve. Encore une chose dont je n’avais pas tout à fait conscience.
Mon père a fait tout ce qu’il a fait par amour. Il ne fait aucun doute non plus, et ça aussi je l’ai réalisé trop tard, que tout ce qu’il a fait, il l’a fait parce qu’on était trop différent pour qu’il sache ce que j’étais.

J’ai eu un bac médiocre, le seul que je pouvais avoir, avec la menace de le rater, et la menace de voir mon père « ne pas me lâcher pour que la deuxième fois je l’aie ». Ça n’a l’air de rien comme ça mais au regard de la relation pour le moins conflictuelle que nous avons toujours eue, cette menace a été l'une des pires de mon existence encore à ce jour.
Je lui dois beaucoup. Beaucoup de mes angoisses. Beaucoup de mes complexes. Beaucoup de ma certitude de ne rien être, de ne rien valoir et cette certitude que je suis dans l’incapacité quasi biologique d’arriver à quoi que ce soit.
Je pense que la vie est comme ça pour tout le monde. Et j’étouffe ce sentiment d’acharnement dans son sommeil, lorsqu’il s’assoupit à côté de moi tous les soirs, étant enfant, pour ne pas risquer d’avoir l’air d’une petite nature. L’indécence que cela aurait été de dire que je n’y arrive pas. La honte aux yeux de ma fratrie. Passer pour un enfant à la nature ridiculement délicate. 

Le courage m’a manqué très vite. Pour à peu près tout. La honte systématique. N’être rien. Ne rien valoir. N’arriver à rien, jamais. C’est écrit.
Si j’avais su que tout cela n’était pas normal, je me serais peut-être foutu en l’air une bonne fois pour toutes. C’est mon ignorance de ma situation qui m’a en quelque sorte sauvé la vie.  

À l'âge de vingt-quatre ans, autour de la table de la salle à manger, on est tous en famille, sauf mon père, qui travaille. J’ai plus ou moins insidieusement pris de la distance avec ma famille, depuis quelques années. Sans le dire, sans que ça se sache, pour faire passer ça pour quelque chose de normal. Toujours ça. Ne pas avoir envie de passer pour une petite nature délicate.
Au point que mon père, qui n'exprime ostensiblement de l'intérêt pour nous qu'avec parcimonie, comme le font ces gens qui ne perdent jamais le contrôle, m'a tenu un jour un discours sur l’importance de la famille, au téléphone. Sur elle, sur le fait qu’elle ne me trahirait jamais, qu’une famille on en a qu’une. Il n'a pas évoqué les deux trois coups de fil à l'année que je leur donne, il n’a pas évoqué cette habitude ont tous pris de ne plus poser de questions à mon sujet qui n'auraient pas de réponses. Il n’a pas parlé de cette habitude qu'ils ont tous prise de s'enquérir de moi auprès ma soeur qui, elle, seule, me voyait fréquemment. 

L'étrange discours de mon père sur la famille m'a fait dire qu'il était peut-être temps pour moi de faire un effort. Je me suis dit que peut-être j’étais parti assez longtemps, que peut-être j’étais reconstruit. Alors j’ai rejoué au jeu de la famille.
Plus pour lui et l'effort qu'a dû lui couter cette conversation que pour moi, il me semble.  

À vingt-quatre ans, je suis à ce repas de famille donc, sans mon père qui travaille.
Je les gratifie de ma présence qui est une chose rare. Alors pour l'occasion forcément on évoque les souvenirs de famille, les anecdotes, les petites histoires, même pas très drôles, parce que c’est du passé et qu’on est grand maintenant alors on peut voir toutes ces petites misères avec un regard bienveillant.
Et forcément viennent sur le tapis le caractère difficile de mon père et l'oppression quotidienne (charmante, à postériori. Il a son caractère après tout) que c’était de vivre avec lui. Et vient à cet instant une réflexion que je n’ai pas assimilée tout de suite. Je crois que c’est ma sœur des années plus tard qui me l’a rappelé.

Parce que moi quand on parle de mon père, je ne repense pas tout de suite à ma petite enfance et à ces quelques anecdotes que l’on ma raconté sur lui et moi. Je ne repense pas tout de suite à de courts extraits que j’ai lus du journal intime de ma mère, où elle évoque avec exaspération ce père déjà en prise avec ce tout petit garçon.
Non. Je repense à mon adolescence et au départ de l’ainé pour la fac, puis l’armée, puis sa vie. Puis le départ du cadet deux ans plus tard au même moment que celui de ma sœur pour l’internat.
Je repense à cet étau qui se resserre lentement à mesure que le centre de gravité de la famille est sur moi. Et toute l’attention de mon père qui est allée avec. 
Quand à 24 ans, à table, je les entends parler de ce père, avec la bienveillance de ceux qui ont fait la paix avec son tempérament difficile, je me souviens que c’est à cela que je repense. À cet étau qui s’est refermé sans que personne fasse rien. À eux tous qui ont laissé ici ce petit garçon peureux tout seul avec lui.

Un jour des années après, alors que j'évoque cette cohabitation qui n'a pas été très heureuse (malgré les efforts de ma mère pour se mettre entre nous), ma soeur, dans la voiture à l'arrêt, me dit, laconiquement : « Ah mais évidemment… avec toi c’était pire ».
Elle dit qu’ils le savent tous... qu’on a en même parlé, tu te souviens quand F. (mon aîné) l’a dit à table ? 
Je ne comprends pas alors elle me raconte ce que j'avais oublié de ce repas, à 24 ans, pendant que je pensais à un étau.
« Quand on parlait de papa, qu’on a parlé du fait que ce n’était pas facile de vivre avec lui, F. a dit un moment ‘…mais le plus dure c’était pour Franck…’ et tout le monde à acquiescer. Tout le monde a dit ‘…c’est clair…’. Tu ne te souviens pas ? ».
Non. Je ne m’en souvenais pas. Le plus étonnant c’est que j’ai gardé le souvenir de cet instant où l'on a évoqué le caractère de mon père. Je me souviens de ne rien avoir dit, et je me souviens au loin avoir entendu quelque chose et j'entends tout le monde acquiescer en chœur. Je me souviens de ne pas avoir su de quoi il s'agissait.

C’est donc dans la voiture de ma soeur, bien des années après, et après une tentative de refoulement de mon cerveau, semble-t-il, que j’ai pris conscience, en dernier, que ma situation n’avait pas été normale. 

Mon identité de lutte contre. Lutte contre cet homme. Cette révolte permanente éteinte à peine née, que j’étouffais tous les soirs, lorsqu’elles s’assoupissaient à mes côtés, en pleine nuit, pendant que je ne dors pas. Lutte contre cette impression de ne rien être, lutte contre cette impression que je n’arriverais jamais, parce que je ne suis rien. Je ne vaux rien. Cette lutte et cette sensation que c' est normal dans une vie, cette sensation que si je ne m'accommode pas de tout cela c'est que je vaux moins, là encore, que quiconque. Incapable, va.
Tout cela n’est pas normal. 
Et je songe à ces 24 ans où au cours d'un repas de famille, on a essayé de me le dire, mais où mon cerveau n'a pas entendu, après une ultime tentative de refoulement.
... Que ma vie en cohabitation avec mon père a été une lente et très efficace entreprise de destruction.

Il me revient parfois en tête cette réflexion de mon père après une énième guerre et une énième défaite de moi. Il vient me voir dans ma chambre et m’explique qu’il ne me lâchera pas. Qu’il sera aussi dur qu’il le faut, que c’est pour mon bien, parce que, dit-il : « … on ne forge pas des pioches avec des caresses. »
Je me souviens, après qu'il ait refermé la porte derrière lui en partant, être resté là. À mon bureau. Imaginant la galerie d'une mine éclairée à la bougie. Et une pioche abîmée à force de coups, posée à terre. Je me suis vu.  

Quand je vois des films dans lesquels des enfants malheureux s’enferment dans leur placard pour y dessiner des monstres en secret, je me dis que j’aurais aimé faire ça. Quand je lis ces histoires d’enfants qui étouffent et qui ne peuvent pas hurler, je repense à mon enfance. Quand je vois ces enfants en finir avec la vie, je me dis que je n’aurais pas pu le faire. On ne peut pas se suicider lorsque l’on n’a pas la sensation d’exister en tant que personne.