Franck observe Milla qui déblatère
sur son art.
Elle parle de son projet qui l'a amené
à vivre dans cette belle ville, la ville de Franck selon lui, où
elle a avec une grossièreté sans nom pris la décision de
s'installer il y a peu, lui volant la primeur de l'endroit.
Il y a de la frustration dans le ventre
de Franck. Une frustration de plusieurs années.
Une frustration dont il n'a jamais bien
su quoi faire puisqu'il n'a jamais à proprement parlé été
mécontent de sa propre situation. De même qu'il n'envie pas celle
de Milla.
Non, la frustration de Franck vient
probablement plus de la reconnaissance. La reconnaissance du travail
de Milla. La reconnaissance de son art. Travail et art que ne
reconnait pas Franck.
Il a même eu pour une partie du
travail de Milla un certain mépris. Mépris forgé au fur et à
mesure des années de faculté d'art-plastique qui ont semble-t-il
donné à Milla (portée par son très officiel DEUG, puis Master 1,
puis Master 2) le droit d'exercer la profession d'artiste.
Franck, lui, s'est fait à mesure de
ses échecs. Il a évolué dans l'existence et dans son expression
artistique comme un électron libre trop soucieux des curiosité du
monde pour accepter les chaînes ou les œillères que forment les
murs des écoles d'art.
Ça l'a insidieusement drapé dans une
haute estime de lui-même (estime de lui-même accompagnée, comme
parfois chez les personnes qui s'estiment beaucoup, d'une certaine
fainéantise).
Milla sait tout cela.
Milla a toujours su qu'entre eux il y
avait un faussé de mépris dont elle-même n'était probablement
pour rien.
Les gens sains et équilibrés sont
incapable de mépris pour cause aussi inepte que celle de l'art.
Dès le début.
En effet, dès le premier soir de leur
rencontre Franck avait clairement exprimé son point de vue sur les
formations diplômantes dans le domaine artistique, même s'il ne
méprise pas tout ces artistes qui s'aident professionnellement en
embrassant des cursus plus académiques que le sien (dans le cas de
Franck, d'ailleurs, peut-on parler de cursus...).
Mais à la rencontre de Milla, il a
très vite jugé selon des critères tout à fait personnels qu'elle
n'avait pas la petite étincelle qui faisait d'elle une artiste et
que de fait, elle pouvait se répandre en autant d'études
artistiques qu'elle voulait, elle n'arriverait au mieux selon lui
qu'à faire illusion.
Et c'est cette illusion que méprise
Franck.
Un mépris renforcé par la sensation
que Milla concédait sûrement un peu de cela.
Pour Franck il a souvent été question
insidieusement du fait que Milla ou bien reconnaisse la supercherie,
ou bien (ce qui serait encore plus méprisable !...) se défendre de
tout faux-semblant, élevant sa discipline au rang de réelle
revendication personnelle.
Franck a bien connu Milla et il lui a
semblé à une époque lointaine que jamais il n'y a eu la moindre
revendication viscérale dans l'art de Milla.
Aujourd'hui, Milla semble satisfaite de
son existence, rendant l'impacte du jugement vindicatif de Franck
somme toute très limité.
Les gens satisfaits de leur existence
sont comme ça, à l'abri du jugement de leur contemporains.
Heureusement pour Franck (qui, dans la
haute estime qu'il a de son propre jugement, posséde une certaine
humilité), que l'on reconnaisse ou non l'importance de son courroux,
n'a pas grande importance. Cette existence seule est pour lui
suffisant.
Donc il a fini par se contenter
d'exprimer à Milla à certaines occasions (et avec une retenue
qu'il juge très distinguée) ses plus sincères félicitations pour
sa relative réussite dans ce domaine qu'elle affectionne. Se gardant
d'aller plus loin dans sa réflexion, ceci n'ayant finalement pas
grande importance.
Franck observe Milla qui déblatère,
donc, sur son art. Elle vient de s'installer ici, chez Franck, selon
lui, et se permet même de lui parler, à lui, de cette ville.
Franck n'aime pas qu'on lui vole ses
rôles de compositions. Il y a toujours un moment, entre deux
personnes pratiquant la même discipline et qui se fréquentent
beaucoup, où l'un puise sans le vouloir dans les ressources de
l'autre.
Il arrive souvent qu'on ne puisse dire
avec certitude de qui est venu une nouvelle idée. Mais parfois, sans
le reconnaître, il arrive que les deux acolytes sache plus ou
implicitement qui est le fraudeur.
Il suffit d'un rien dans certains
domaines touchant à des disciplines intimes pour qu'une scission
apparaisse.
Pour Franck, le plus irritant à cette
instant, alors que Milla parle de son travail, n'est pas le fait
qu'elle déblatère au sujet d'un domaine dans lequel Franck ne lui
reconnaît pas de légitimité. Ni même qu'elle parle de cette dont
elle vient semble-t-il de tomber amoureux (puisque Franck lui-même
est tombé sous le charme dès qu'il y a posé le pied), non.
À cet instant, ce qui irrite Franck,
c'est qu'en parlant ainsi de cette ville, en parlant ainsi d'art,
comme si elle s'adressait à une personne lambda, Milla sous-entend
sans ménagement qu'à ses yeux, Franck ne fait parti ni d'un
milieu, ni de l'autre.
Il s'agit là d'une blessure d'orgueil.
Et comme chacun sait, ce sont les
pires.
Il attend donc que Milla ait fini de
lui parler de son projet plastique qui a été accepté et donc
financé par la région, projet qui lui a permis de s'installer ici.
Il la laisse finir de dire sa joie de
porter enfin au grand jour ses projets artistiques dont le
financement accepté veut dire beaucoup, Franck, tu n'imagines pas.
Elle va avoir une bourse pour mener à
bien son travail. Dans le milieu de l'art, tu ne sais pas Franck,
mais c'est une certaine reconnaissance.
Non... dans le milieu de Milla, Franck
ne sait certainement pas ce que cela signifie.
Franck ne dit rien pendant un court
moment. Puis il conclu.
- "C'est curieux la vie. Il y a
quelque temps, j'étais dans une merde financière et professionnelle
telle que j'ai fini par remplir un dossier pour avoir des aides de
l'Etat. Le RSA. Toi, tu as également remplie un dossier, qui a été
accepté et qui, au final, t'a permis d'avoir également des aides de
l'Etat. Sans rien en échange également. Ou pas grand chose."
Franchement, Franck...
Fais des études, et arrête de faire le connard...
Fais des études, et arrête de faire le connard...