vendredi 4 octobre 2013

L'orgueil des uns...



Franck observe Milla qui déblatère sur son art.
Elle parle de son projet qui l'a amené à vivre dans cette belle ville, la ville de Franck selon lui, où elle a avec une grossièreté sans nom pris la décision de s'installer il y a peu, lui volant la primeur de l'endroit.
Il y a de la frustration dans le ventre de Franck. Une frustration de plusieurs années.
Une frustration dont il n'a jamais bien su quoi faire puisqu'il n'a jamais à proprement parlé été mécontent de sa propre situation. De même qu'il n'envie pas celle de Milla.
Non, la frustration de Franck vient probablement plus de la reconnaissance. La reconnaissance du travail de Milla. La reconnaissance de son art. Travail et art que ne reconnait pas Franck.
Il a même eu pour une partie du travail de Milla un certain mépris. Mépris forgé au fur et à mesure des années de faculté d'art-plastique qui ont semble-t-il donné à Milla (portée par son très officiel DEUG, puis Master 1, puis Master 2) le droit d'exercer la profession d'artiste.

Franck, lui, s'est fait à mesure de ses échecs. Il a évolué dans l'existence et dans son expression artistique comme un électron libre trop soucieux des curiosité du monde pour accepter les chaînes ou les œillères que forment les murs des écoles d'art.
Ça l'a insidieusement drapé dans une haute estime de lui-même (estime de lui-même accompagnée, comme parfois chez les personnes qui s'estiment beaucoup, d'une certaine fainéantise).

Milla sait tout cela.
Milla a toujours su qu'entre eux il y avait un faussé de mépris dont elle-même n'était probablement pour rien.
Les gens sains et équilibrés sont incapable de mépris pour cause aussi inepte que celle de l'art.
Dès le début.

En effet, dès le premier soir de leur rencontre Franck avait clairement exprimé son point de vue sur les formations diplômantes dans le domaine artistique, même s'il ne méprise pas tout ces artistes qui s'aident professionnellement en embrassant des cursus plus académiques que le sien (dans le cas de Franck, d'ailleurs, peut-on parler de cursus...).
Mais à la rencontre de Milla, il a très vite jugé selon des critères tout à fait personnels qu'elle n'avait pas la petite étincelle qui faisait d'elle une artiste et que de fait, elle pouvait se répandre en autant d'études artistiques qu'elle voulait, elle n'arriverait au mieux selon lui qu'à faire illusion.
Et c'est cette illusion que méprise Franck.
Un mépris renforcé par la sensation que Milla concédait sûrement un peu de cela.
Pour Franck il a souvent été question insidieusement du fait que Milla ou bien reconnaisse la supercherie, ou bien (ce qui serait encore plus méprisable !...) se défendre de tout faux-semblant, élevant sa discipline au rang de réelle revendication personnelle.
Franck a bien connu Milla et il lui a semblé à une époque lointaine que jamais il n'y a eu la moindre revendication viscérale dans l'art de Milla.

Aujourd'hui, Milla semble satisfaite de son existence, rendant l'impacte du jugement vindicatif de Franck somme toute très limité.
Les gens satisfaits de leur existence sont comme ça, à l'abri du jugement de leur contemporains.
Heureusement pour Franck (qui, dans la haute estime qu'il a de son propre jugement, posséde une certaine humilité), que l'on reconnaisse ou non l'importance de son courroux, n'a pas grande importance. Cette existence seule est pour lui suffisant.

Donc il a fini par se contenter d'exprimer à Milla à certaines occasions (et avec une retenue qu'il juge très distinguée) ses plus sincères félicitations pour sa relative réussite dans ce domaine qu'elle affectionne. Se gardant d'aller plus loin dans sa réflexion, ceci n'ayant finalement pas grande importance.

Franck observe Milla qui déblatère, donc, sur son art. Elle vient de s'installer ici, chez Franck, selon lui, et se permet même de lui parler, à lui, de cette ville.
Franck n'aime pas qu'on lui vole ses rôles de compositions. Il y a toujours un moment, entre deux personnes pratiquant la même discipline et qui se fréquentent beaucoup, où l'un puise sans le vouloir dans les ressources de l'autre.
Il arrive souvent qu'on ne puisse dire avec certitude de qui est venu une nouvelle idée. Mais parfois, sans le reconnaître, il arrive que les deux acolytes sache plus ou implicitement qui est le fraudeur.
Il suffit d'un rien dans certains domaines touchant à des disciplines intimes pour qu'une scission apparaisse.
Pour Franck, le plus irritant à cette instant, alors que Milla parle de son travail, n'est pas le fait qu'elle déblatère au sujet d'un domaine dans lequel Franck ne lui reconnaît pas de légitimité. Ni même qu'elle parle de cette dont elle vient semble-t-il de tomber amoureux (puisque Franck lui-même est tombé sous le charme dès qu'il y a posé le pied), non.

À cet instant, ce qui irrite Franck, c'est qu'en parlant ainsi de cette ville, en parlant ainsi d'art, comme si elle s'adressait à une personne lambda, Milla sous-entend sans ménagement qu'à ses yeux, Franck ne fait parti ni d'un milieu, ni de l'autre.
Il s'agit là d'une blessure d'orgueil.
Et comme chacun sait, ce sont les pires.

Il attend donc que Milla ait fini de lui parler de son projet plastique qui a été accepté et donc financé par la région, projet qui lui a permis de s'installer ici.
Il la laisse finir de dire sa joie de porter enfin au grand jour ses projets artistiques dont le financement accepté veut dire beaucoup, Franck, tu n'imagines pas.
Elle va avoir une bourse pour mener à bien son travail. Dans le milieu de l'art, tu ne sais pas Franck, mais c'est une certaine reconnaissance.
Non... dans le milieu de Milla, Franck ne sait certainement pas ce que cela signifie.

Franck ne dit rien pendant un court moment. Puis il conclu.
- "C'est curieux la vie. Il y a quelque temps, j'étais dans une merde financière et professionnelle telle que j'ai fini par remplir un dossier pour avoir des aides de l'Etat. Le RSA. Toi, tu as également remplie un dossier, qui a été accepté et qui, au final, t'a permis d'avoir également des aides de l'Etat. Sans rien en échange également. Ou pas grand chose."

Franchement, Franck...

Fais des études, et arrête de faire le connard...