jeudi 8 avril 2021

la seule façon d'y voir clair, c'est depuis l'extérieur

 

Le truc c’est que tout est imbriqué. Alors si tu commences à parler d’une chose, tu es obligé de parler d’absolument tout.

Ou de ne parler d’absolument rien.

 

Ça m’a terrorisé ça. Tu te rends compte qu’il n’y a personne pour te dire « ça c’est vrai », « ça c’est faux ». Tu vois. Il n’y a aucune certitude. Rien qui puisse être démontré de façon palpable. Les philosophes ne me touchent pas, tu vois. Ils sont là entrain de t’expliquer à quel point ils démontrent que… mais c’est comme s’ils n’étaient pas touchés dans leur essence par leur propre démonstration. Je ne sais pas. Ou bien ils sont touchés par leur démonstration et ils ne peuvent pas comprendre ce que je veux dire. Parce que moi, ce n’est pas une vue de l’esprit que je te dis là. C’est une perception tout à fait essentielle de mon rapport à l’existence là.

 

Et alors… j’ai essayé. Déjà la psychologie m’a toujours intéressé. Parce que le monde depuis le début a quelque chose d’assez incompréhensible.

 

Déjà arriver à compartimenter les choses. Y a des gens, les choses… ils savent s’ils sont amoureux, ils savent s’ils veulent prendre telle ou telle décision, ils savent même avec certitude si elle sera bien pour eux, c’est un exemple hein. Faire des choix. Comme s’ils pouvaient isoler les répercutions qu’aura ce choix sur leur existence.

 

Pour moi, tout ça, ça se trouve dans une espèce de nébuleuse, comme ça… dense. Tu ne peux pas y mettre les mains. Tellement c’est dense, tu peux juste la prendre, comme ça, la faire tourner, pour regarder tout ce qu’il s’y passe. Mais tu n’as…

C’est exactement comme si tu regardais plein de films en même temps, tous qui s’entrecroisent, comme un million de destins reliés les uns aux autres. Et tout ça est si dense que tu ne peux voir que des extraits puisqu’en un coup d’œil tu balaies dix ou cent histoires, puisque si tu veux voir tout le film, alors il faudra que tu monopolises ta pensée uniquement sur ce point dans cette nébuleuse qui est devant toi.

 

Seulement… Il y a absolument tout le reste. Et je ne parle pas d’une multitude de point. Je parle d’une nébuleuse. Au sens d’une droite qui n’est pas constituée de « plein » de points mais est constituée d’une réelle infinité de points. Et dans cette nébuleuse, tu as une infinité de points.

Il n’y en a pas plein. Y en a une infinité. Et tout se passe en même temps.

 

Et alors tu te retrouves… Déjà, c’est quelque chose d’extrêmement angoissant d’appréhender l’existence comme ça parce que, depuis le début, tu commences ta vie avec cette saturation d’information dans ta perception. C’est exactement comme à la télé quand tu n’arrêtes pas de zapper. Tu ne comprends aucune émission parce que tu zappes sur toutes les chaines, les unes à côté des autres, pour avoir une vue d’ensemble de ce qui se passe à « la télé ». Tu ne peux pas comprendre une émission en particulier puisque tu n’arrêtes pas de zapper. Mais seulement tu sens bien qu’il se passe plein de choses autour de toi, et que les émissions continuent même quand tu as zappé.

 

Tu peux faire à la façon qu’on a d’imaginer un peu typiquement un autiste. Restreindre toute mon existence à un point en particulier pour le suivre de bout en bout.

Mais dans le monde réel la vie est tout autour. Je regarde plein de choses, je zappe. Du coup je ne comprends rien. Rien spécifiquement de tout ce que je regarde. Je ne connais pas les tenants, les aboutissants, je zappe sur toutes les émissions parce que c’est la vie autour de moi qui se passe et il faut bien que j’y prenne part. Et je reçois plein d’extraits d’émission devant les yeux et je peux m’arrêter sur aucune. Les gens font comme ça, donc moi aussi je fais comme ça – parce que dans le contexte, j’ai toujours vu tout le monde faire comme ça et je n’envisage pas un instant que ça puisse être foireux comme façon de faire – et me retrouve à rien comprendre, absolument, à tout ce qui est entrain de se passer. Et alors en plus j’essaie d’imiter le comportement des gens parce qu’ils ont l’air de savoir où ils vont. Et un jour…

 

Un jour, je vois qu’il y a des gens qui ont passé toute leurs… capacité, leur vie, leur potentiel, toute leur science à décortiquer tout ce truc-là. Et là je me dis que c’est merveilleux.

Y a des gens qui vont pouvoir, non pas m’expliquer tout ce que j’ai regardé, parce que ça c’set inhérent à ma propre existence, mais au moins, qui vont pouvoir m’expliquer pourquoi je me retrouve à avoir cette forme de fonctionnement, qui ne me semble pas du tout être adaptée.

C’est comme la promesse d’une libération, parce qu’avec ça, en quelque sorte, on te promet que tu y verras plus clair. Ça va te décortiquer les extraits d’émission pour que tu y trouves les règles.

 

Et puis, je me rends compte que dans le domaine des sciences humaine, il n’y a absolument aucune certitude. Ce n’est pas la science qui possèderait la caractéristique qui me rassurerait. Ce truc solide, immuable, et tangible. Ce n’est pas comme des maths.

C’est des « on croit », « on déduit ».

On croit, on déduit.

C’est ce que j’ai passé ma vie à faire. Avec mon entourage. Avec chacune des choses composant mon existence externe. Parce que je n’avais que des bouts d’émission. J’ai passé mon temps à déduire, seulement, avec toute la marge d’erreur, et j’en ai fait, qu’il peut y avoir.

Et là je me retrouve dans un domaine que j’adore, avec quelque part l’espoir d’un éclaircissement, dans lequel ils ont exactement le même fonctionnement.

La déception, à titre personnel.

Après, la psychologie, je trouve ça passionnant. Mais il y a quelque chose du registre de la quête existentielle, comme ça, qui s’est un peu envolé.

 

J’ai passé mon temps à déduire les choses. Sans aucune certitude. Tu commences dans la vie avec plein de questions sans aucune réponse.

Quand tu vois un nourrisson, tu comprends que tout son développement repose sur des certitudes. Un principe de causalité. Un truc qu’il répète pour l’assimiler et c’est comme ça qu’il l’enregistre et qu’il en fait une règle. « Ça c’est là ». « Quand ça, ça passe derrière, ça existe encore ».

En matière d’environnement humain, je me retrouve depuis longtemps à observer chaque scène sans pouvoir en extraire un seul principe de causalité. Parce que chaque scène est unique. Unique. Je n’ai donc absolument aucun enseignement à tirer de tout ce que j’observe. Je ne peux tirer aucune règle, aucun principe. Je peux juste observer un ensemble de questions sur ces choses dont je n’ai pas saisi le fonctionnement, s’accumuler. Comment un cerveau se construit dans un environnement de changement permanent ?

Dans le plus petit corpuscule distinctif qui constitue l’environnement, c’est un amas de choses incompréhensibles. Je vois bien que je ne parle pas la même langue que certaines personnes.

 

Et là, l’angoisse, oui, encore, parce que tu te dis que ta première impression était bien la bonne. Zapper, et ne voir qu’un bout d’émission, c’est foireux. Seulement tu as fait toute ta vie comme ça, et tu te retrouve avec un million de bout d’émission qui ne veulent rien dire, en sachant que chaque surinterprétation peut conduire à une erreur socialement délicate.

C’est vertigineux.

 

Une nébuleuse saturée d’extraits d’émissions dans lesquelles les gens n’arrêtent pas de s’interrompre.

C’est ce que je perçois de l’existence.

C’est peut-être pour ça que je ne suis pas expansif. Que je ne communique pas trop. Que je ne communique pas aisément sur mes émotions, sur machin, sur truc… Quand je rentrais de l’école, je ne racontais rien, souvent. Ce n’est pas parce que je suis secret. C’est parce que… par où commencer ?

Qu’est-ce qui mérite d’être raconté ? Qu’est-ce qui ne mérite pas d’être raconté ? Parce que tout ça, tout ça c’est ce qui constitue l’existence. Et distinguer une chose d’une autre pour raconter une chose et pas une autre, c’est un peu comme décréter que certaines choses qu’on arrive par ailleurs parfaitement à définir ne sont pas vraiment utiles dans l’existence.

Ça me fait un peu cet effet-là. Et je n’arrive pas. Mon cerveau n’arrive pas.

C’est un truc vertigineux.