mardi 31 janvier 2012

Respecte ma puissance pouffiasse...

Cela fait plusieurs années que je me réserve dans absolument toute occasion une fourchette bien particulière qui orne de sa magistrale originalité mon service de table.
Ce soir encore, je l'ai lavé exprès pour manger avec. Je l'ai repéré dans l'évier. Il y en avait d'autres. De belles fourchettes (j'ai toujours pris soin de volé à mes parents ou dans les cantines, adolescent - déjà - de beaux couverts. Solides. Qui tiennent en main) me faisaient de l'œil. De ces fourchettes qui prennent un maximum de riz pour le mettre dans la bouche et manger à la façon des gloutons les plus primaire, et en ça respectables que l'on puisse imaginer. Et à cinq heure du matin, ivre de tout mon être, et à jeun de toute la journée, ce n'est pas un luxe.
J'ai pourtant choisi cette fourchette. Une fourchette au combien moins efficace.
Une fourchette plate.

Ça fait des années que j'ai pu expérimenter l'absence totale d'aspect pratique de cet objet et pourtant, j'y reviens toujours. Comme pour m'imposer son originalité comme quelque chose de divin. Un truc délicieux. Une amertume instructive.
Je crois pouvoir dire sans trop m'avancer que très peu de gens ont déjà manger avec une fourchette plate. Toute plate. Pas seulement au col, mais aussi plate autant qu'on peut l'être au niveau des dents.
Autant manger avec quatre aiguilles à coudre attacher à une cuillère en bois.
Cela fait des années que j'aime cette fourchette. Son manque de pratique n'en est pas vraiment la raison, encore que. Peut-être que c'est exactement la raison qui me pousse toujours à aimer cet objet fruit de l'homme que je suis devenu à un moment donné.

Je suis tout puissant et toute chose qui vit dans mon royaume se soumettra à ma volonté. Tel est le monde dans lequel je vis et tel sera le monde à jamais. Aussi dès qu'il a été question de frustrations intolérables, j'ai commencer vers l'age de huit ans à vouloir exprimer ma colère divine. J'ai donc entrepris comme tout enfant détestable de cet age à casser mes jouets.
Pour punir les autres par les privations dont je devenais la victime. Pour ça. Ça et bien entendu pour exprimer mon incommensurable fureur bien trop précieuse et délicate pour être tut.
La privation qu'un enfant s'impose est dans les premières années de son existence une chose si terrible et si déchirante qu'elle doit très certainement pense-t-il être insupportable à vivre pour les autres.

À l'age de dix ans j'ai vécu ce que j'ai longtemps appelé en moi-même la Première Grande Analyse (j'eus malheureusement l'occasion bien après cela de prendre conscience de nouvelles fois de l'étendu de ma stupidité lors de situations très spontanées dans le temps).
Pour une raison oubliée depuis longtemps maintenant je me souviens être monter dans ma chambre en fureur. Sa majesté Moi ne supportait pas quelque chose (à postériori, cette chose, je présume aurait dû, de fait, certainement être insupportable pour quiconque aurait connu même situation). C'est donc très naturellement et avec toute la légitimité du monde que l'enfant tout à fait réfléchi que je devais être à cet instant pris cette voiture volante que j''aimais par dessus tout à cette période et lui arracha les deux ailes de plastiques en deux coups violents et absolus, symboles de mon engagement entier pour ma propre cause. Entiers et absolus, pas tout à fait puisqu'à peine avais-je estropier cette voiture demi-volante que je me souvenais l'avoir saisi avec regret en me disant que j'allais regretter ce qui était sur le point de se passer. Et c'est avec l'écœurement de celui qui vit une sensation forte juste un peu trop longtemps que j'exécutais la seconde aile de la voiture tout à fait normale à présent (bien que dorénavant dépourvu à jamais d'essieux arrière). Je l'ai balancé contre le mur et elle n'a même pas eu le temps de toucher le sol que je lâchais déjà un souffle de regret à cause de ce que je venais de me faire en me privant de cette voiture absolument géniale au demeurant. Je restais là un instant en regardant les débris sur le sol en espérant que je ne regretterais pas autant que je le supposais.

Aujourd'hui je mange avec cette fourchette d'une parfaite originalité puisque chez personne je n'ai vu de fourchette similaire. Qui en aurait voulu en même temps. Évidemment.
J'aime cette fourchette comme on aime une vieille montre à gousset qui nous rappelle un peu désagréablement il faut l'avouer que le temps passe inéluctablement à chaque instant.
Je respecte cette fourchette comme on respecte ces bons conseilles qui nous ont été jetés à la gueule par quelqu'un de plus avisé que nous, à un moment peut-être peu glorieux de notre existence.
J'aime cette fourchette façonnée par moi parce qu'elle est mon fruit et qu'elle ne sera jamais moins pratique à utiliser que depuis le jour où parce qu'elle m'a fait l'affront de tomber de mon assiette, je l'ai aplati violemment d'un coup impitoyable de pied pour l'écraser au sol.

J'aime cette fourchette pour cette raison. Tellement le symbole de ma divine colère. Tellement le symbole de conséquences qui devraient vous servir à tous d'avertissement. Tellement le symbole de ma toute puissance et tellement pas pratique que cette fourchette plate avec laquelle je galère à manger à chaque fois.