Des amis ?
Laisses. Tu
sais pas, j’en ai plein.
On m’attribue
même certaines qualités du genre que tu n’as jamais vu, même si je sais que si,
tu les as vues, mais je veux juste dire par là que ce sont certaines qualités
pas piquées des hannetons.
On peut tout
me dire.
Je ne suis
jamais dans le jugement.
Je comprends
plein de choses, je suis bienveillant. Ne ris pas. Parfois c’est un peu vrai.
Parfois j’y
pense parce que ça redore mon blason intérieur (celui-là même que personne ne
voit, d’où l’intérêt de le garder propre, parce que s’il est sale on sait qu’on
ne peut s’en prendre qu’à nous-mêmes, alors on fait attention).
Et parfois
je n’y pense pas.
Parce que je
me traine avec la bourse légère d’un argent que je n’ai pas. Et de bourse
métaphorique je n’ai pas non plus si tu fais bien attention parce que d’argent
je n’ai jamais eu. Mais les gens ne le remarquent pas parce qu’on imagine
toujours qu’en réalité quelqu’un a toujours de l’argent quelque part. Pas d’inquiétude
donc.
Quand le
temps passe et même si j’ai un orgueil démesuré doublé d’une conviction
fanatique en mon avenir glorieux, je vois de plus en plus suinter de ma situation
précaire un petit truc curieux. En soi, on se dit devant la glace de notre
salle de bain égotique « ça fait pitié… ».
Pas tant que
ça, parce que j’ai des amis. Et qu’ils croient en mon talent. Ouf, ça fait du
bien.
Et puis l’une
me dit qu’il a trouvé un nouveau travail, pour lequel il n’avait aucune
compétence. Et il me raconte ses deux mille cinq cents balles par mois sans
compter les stock options et primes.
Ça me fait
plaisir en même temps que le sentiment amer d’avoir fait de toute évidence les
mauvais choix dans la vie.
Mais non,
rassure-toi Franck, tu as du talent, ça ne fait aucun doute.
Ah…
ouf.
Il y a l’ex
qui m’envoie un texto pour me parler de nos baises, qui étaient somme tout
assez extra. Et en vrai, c’est vrai. Tellement que ça m’arrive parfois d’y repenser
spontanément. Elle me demande d’ailleurs si je me rends compte que ça fait 5
mois qu’on n’a pas baisé. Je lui dis que oui.
Oui parce
que depuis le temps l’angoisse de ma situation m’a un peu couper la goal alors
quand je rencontre quelqu’un je galère un peu à baiser, même si ça pourrait
être cool. Ce n’est pas ça.
L’ex a
continué de feindre de penser que si j’ai rompu avec elle c’est parce que je n’aimais
pas le sexe avec elle. Ou que je ne l’aimais pas. Ou que sais-je encore. Elle l’a
toujours pensé.
La vérité c’est
qu’à trente-cinq ans, quand tu approches de la moitié de ta vie et que tu es
encore obligé d’attendre d’avoir bien faim pour être content de manger tes
saloperies de pâtes, parce que tu ne peux rien acheter d’autre, c’est qu’un
truc dans la vie ne s’est pas passé comme prévu.
Et l’angoisse,
et le temps qui s’accélère te susurrent qu’il est temps de te mettre au travail
Franck, et sérieusement, parce que mourir comme une merde, ça arrive. Même à
des gens bien.
J’ai des
amis, ne crois pas. J’en ai plein.
L’ex m’appelle
pour me parler de choses parfois intimes, parce que je la comprends bien. Et
parce que je la connais bien et que je suis de bons conseils et tout. Du coup
je lui dis parfois de ne pas m’en dire trop, parce que si ma vie m’angoisse au
point que j’ai rompu avec elle, ce n’est pas parce que je la trouvais chiante,
ou qu’elle avait arrêté de me filer la gaule pour un rien.
Mais elle n’écoute
pas, et elle me parle.
Ce coup-ci
elle me dit que ça fait cinq mois qu’on n’a pas couché ensemble. Je sais. Elle
me dit que désolé, mais que c’est parce qu’elle a le feu aux fesses en ce
moment, mais que – que je me rassure – ça ne voudra pas dire qu’on recouchera
ensemble.
Je suis
super compréhensif. Du coup on me dit tout.
Chouette.
L’amie qui a
trouvé le super taf m’envoie un texto pour me dire que le shooting pour le book
de sa fille est annulé. Elle s’excuse. Je lui dis que ça arrive. On ne force
pas un enfant. Je me demande comment je vais pouvoir payer mon assurance civile
professionnelle.
L’ex me dit
de lire entre les lignes quand elle me dit qu’elle a le feu aux fesses, que c’est
plus elle que moi que ça devrait déranger. Je lui rappelle qu’elle a une
propension à péter des câbles à la moindre éventualité de sous-entendu
concernant ma vie sexuelle (ou plutôt ma non-vie sexuelle, presque – mais comme
je ne m’étends pas sur la question…).
Je pense à
son cul, à ses seins et à notre façon de nous rouler des pelles quand on
faisait l’amour et que je glissais mes doigts partout. À sa façon, elle me
rappelle aussi tout ça. Me fait savoir un peu pour rire que je ne dois pas me
plaindre puisqu’elle s’est un peu disputée avec son petit ami il y a quelques
jours alors tu vois que pour elle aussi ce n’est pas super funky en ce moment.
Hm, non. Je
ne vois pas.
Je suis seul
parce que comme le temps passe très vite je dois choisir mes priorités. Et de
toute évidence mon cerveau me laisse le choix entre faire une chose et en faire
une autre. Alors j’ai choisi de me cantonner à essayer de gagner un peu d’argent,
histoire d’arrêter d’avoir un peu honte socialement. Vu que j’ai du talent, et
tout ça…
Je sais que
la prochaine nana que je rencontrerais je devrais lui dire gentiment que c’est
mort parce que c’est cool entre nous tu vois, mais je suis pauvre et le temps
passe.
Mon amie m’explique
qu’elle est désolée pour le shooting annulé. Je pense à ma caf qui va diminuer
de cent euro d’ici quelques mois à cause de mon statut d’entrepreneur.
Puis elle me
dit qu’à côté de son job, elle a réussi à choper deux contrats pour un autre
taf. La moitié d’un SMIC en deux heures. Je lui dis chouette. Puis elle me dit
que demain aussi, un autre contrat et qu’elle se fera mille huit cents euro en
deux jours de travail. Je pense au shooting qui m’aurait bien dépanné et je me
dis merde, quand même.
Et puis je
pense aux sept mille balles que je dois à mes parents, à ma sœur qui m’a prêté
du fric que je ne compte plus. Tout ça parce que j’ai du talent et que ça ne
fait aucun doute…
Et pense que
j’ai trente-cinq ans et que peut-être que finalement, mes parents qui
commencent à se faire vieux mourront avant que j’aie pu les rembourser.
Je pense à
cet échec là de mon existence, qui sera gravé en sous-entendus sur leur pierre
tombale. Je pense à ce succès qui viendra je ne sais pas quand et laissera la
première moitié de ma vie dans le noir, avec tout ces gens que j’aurais eu le
temps de connaitre et de quitter sans n’avoir été autre chose qu’un pauvre pas
encore tout à fait SDF.
Je dis à ma
pote de prendre en considération ma situation et d’y aller doucement avec
toutes ses annonces de pognon qui tombe. Sa réponse est de me proposer de me
prêter de l’argent. « Le pognon il faut que ça tourne ».
Je croirais
entendre le jeune qui vient de gagner le jackpot et pour qui, comme par magie,
tout est une question chiffres sur le chèque.
Je lui
réponds qu’elle s’est trompée, que je ne tape pas la manche.
Je dis à mon
ex de faire attention à ce qu’elle dit et que la prochaine fois qu’elle a le
feu aux fesses sans arrière pensée-même-si-un-peu-mais-sans-méchanceté, elle n’a
qu’à baiser avec son petit copain dont elle m’a déjà tant parlé...
Je me dis
chouette.
J’ai de la
chance d’avoir tant d’amis qui me parlent ouvertement.
Je pose mon
téléphone.
Les gens me
parlent beaucoup... et parce que je suis compréhensif et sans jugement, viens le moment où je coupe mon téléphone et les
ponts, petit à petit avec les gens que j’aime.
Alors je
fais le vide autour de moi.
Et j’attends
de voir de quel côté du précipice ma vie est en train de tanguer.
Et je me
demande si je ne vais plus avoir d’amis, ou si je vais louper ou réussir ma vie
d’abord.